Une expérience unique pour ceux qui osent apprendre autrement

Gazette
Mur en fil de fer barbelé
Des finissants et des finissantes de la Faculté des sciences sociales ont vécu une expérience unique et transformatrice : suivre un cours dans un établissement carcéral où la moitié de la classe est constituée de prisonniers.
Portrait des professeures Sandra Lehalle, à gauche, et Jennifer Kilty, à droite.

Si vous avez de la difficulté à vous lever tôt pour arriver à l’heure à l’école, imaginez si votre cours se donnait dans une prison où vous devez d’abord passer un contrôle de sécurité! Les finissants et finissantes de sciences sociales qui ont participé au programme Walls to Bridges (W2B) de l’Université d’Ottawa en savent quelque chose.

« Ce n’est pas le genre de cours où on peut ignorer le réveille-matin et arriver en retard, explique la professeure Jennifer Kilty. Ça exige un engagement. »

Le programme Walls to Bridges, cousin canadien du programme américain Inside Out, invite les établissements d’enseignement postsecondaire canadiens à donner des cours en prison pour permettre à des étudiants et à des prisonniers d’apprendre ensemble, d’égal à égal.

Les professeures Jennifer Kilty et Sandra Lehalle, du Département de criminologie, ont amené le programme à l’Université d’Ottawa en 2018. Depuis, elles donnent le cours Othering and Criminal Justice dans un centre de détention provincial. La moitié de la classe est composée de prisonniers (étudiants « internes ») et l’autre moitié, d’étudiants de premier cycle de la Faculté des sciences sociales (étudiants « externes »).

Comme les hommes et les femmes sont séparés en prison, le cours ne peut être offert qu’à un groupe à la fois. Cet hiver, c’était la première fois qu’on pouvait le donner chez les femmes.

Enseigner et apprendre en prison

« Nous faisons du covoiturage, explique la professeure Kilty. Il est important d’arriver tôt et tous ensemble au centre de détention, car nous n’avons qu’une seule chance de passer la sécurité. S’il y a des retards, c’est tant pis. On ne nous donnera pas plus de temps. »

À leur arrivée, les étudiants déposent dans un casier tous leurs effets personnels, y compris leur cellulaire et leur portefeuille. Un à un, ils passent à travers le détecteur de métal et subissent une fouille manuelle visant à détecter des objets de contrebande, comme à l’aéroport. Ils échangent ensuite une pièce d’identité contre une carte de visiteur et attendent que le reste du groupe ait passé la sécurité.

Les étudiants « internes », quant à eux, sont faciles à reconnaître à cause de leur uniforme : combinaison orange pour les hommes, ensemble rose pâle pour les femmes, et des chaussures marine. Par temps froid, ils portent des pantalons en coton ouaté vert forêt.

Le centre de détention leur fournit de petits cahiers à couverture souple pour leurs travaux. Les reliures en métal ou en fil sont interdites, et les professeurs doivent fournir des copies papier des lectures. Les stylos sont aussi interdits. Seuls les petits crayons de type Ikea sont permis.

« L’établissement ne veut prendre aucun risque, ce qui nous oblige à modifier nos pratiques, explique la professeure Kilty. Les étudiants incarcérés n’ont pas accès à des ordinateurs. Pour que tout le monde soit sur le même pied d’égalité, les étudiants externes doivent eux aussi rédiger leurs travaux à la main, sans correcteur! »

Un apprentissage sur mesure pour tous

Les professeures Kilty et Lehalle ont conçu leur cours à l’aide de méthodes pédagogiques d’inspiration autochtone. Pour créer un espace où chacun est à l’aise de s’exprimer, les participants s’assoient en rond et parlent à tour de rôle en s’échangeant un « bâton de parole » − en réalité un ballon de football en mousse, puisqu’il ne comporte pas de bords tranchants.

« Un des concepts à la base du cours est une invitation à participer et à apprendre “de tout son être”, indique la professeure Kilty. L’apprentissage se fait à la fois par les lectures au programme et par les histoires, perspectives et expériences des participants. Pourvu que les étudiants internes sachent lire et écrire, et manifestent l’envie de participer, ils sont les bienvenus dans notre cours. »

« Tout le monde met son savoir en commun au centre du cercle pour le partager avec les autres, précise la professeure Lehalle. Nous apprenons les uns des autres. C’est un cours exigeant sur le plan des émotions, mais aussi très gratifiant. »

Les deux professeures reçoivent de 50 à 100 demandes d’étudiants universitaires chaque trimestre. Comme il n’y a que six à huit places par cours, il y a un processus de sélection. Du côté des étudiants internes, le centre de détention doit approuver les candidatures sélectionnées par les professeures.  

« Je me souviens de la première fois que j’ai mis le pied au centre de détention. J’étais très nerveuse et pleine d’idées préconçues sur les personnes incarcérées », se rappelle Jenna, finissante au baccalauréat en criminologie et études des femmes.

« Tout ce qu’on exprimait dans ce cours était accueilli dans un esprit de compréhension et de compassion. En écoutant mes camarades de classe internes exposer leur point de vue et parler avec émotions de situations difficiles, j’ai rapidement réalisé qu’ils sont comme moi. »

Les cours du programme W2B peuvent porter sur n’importe quel sujet et être donnés par tout professeur prêt à faire la formation requise. En tant qu’établissement participant, l’Université d’Ottawa couvre les droits de scolarité des étudiants incarcérés et leur accorde des crédits universitaires s’ils réussissent le cours, qu’ils pourront ensuite utiliser dans un grade ou un certificat.

« Au début, les étudiants internes sont un peu stressés. Ils se demandent comment ils s’intégreront aux étudiants universitaires et s’ils seront capables de suivre, dit la professeure Lehalle. Or, ils ont toujours de belles contributions à apporter, ce qui les amène à se dire : “Je suis capable. Je pourrais aller à l’université.” C’est une belle découverte pour eux. »

Jennifer Kilty et Sandra Lehalle tiennent à remercier la professeure Shoshana Pollack, de l’Université Wilfrid-Laurier, de leur avoir fait connaître le programme Walls to Bridges, qu’elle a elle-même conçu. Sans elle, son dévouement et ses efforts, l’Université d’Ottawa n’aurait pas de cours W2B.