Restaurer la crédibilité des économistes : réflexions d’Esther Duflo

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Esther Duflo
Invitée comme conférencière au Forum pour le dialogue Alex-Trebek à l’Université d’Ottawa, la lauréate du prix Nobel Esther Duflo a présenté cinq points que les économistes et les personnalités politiques devraient (re)commencer à considérer pour regagner la confiance du public.

« Les économistes ont perdu depuis plusieurs années une grande part de leur crédibilité », a déclaré en octobre dernier la conférencière invitée Esther Duflo au Forum pour le dialogue Alex-Trebek de l’Université d’Ottawa. L’ironie de la situation – une lauréate du prix Nobel d’économie posant ce constat – n’a échappé à personne.

Citant une étude britannique de 2017 sur le degré de confiance accordé par la population à des spécialistes de différents domaines, Esther Duflo a signalé que les économistes étaient à 25 %, moitié moins que les météorologues.

Et d’après les études sur la question, les analyses produites par les spécialistes de l’économie ces dernières années n’ont pas su modifier l’opinion publique, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord. Aux États-Unis, par exemple, la population a largement ignoré les économistes qui affirmaient que la hausse des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium ne leur assurerait pas une plus grande prospérité.

En France, les Gilets jaunes ont rejeté les avis des économistes selon lesquels la taxation carbone de la population serait plus efficace pour atténuer les effets des changements climatiques que l’imposition de restrictions sur l’industrie, convaincus que le fardeau pèserait inévitablement sur les milieux à faibles revenus, ce qui exacerberait les disparités entre les classes socioéconomiques.

« Les gens ne font manifestement pas du tout confiance au raisonnement des économistes, probablement parce qu’ils ne partent tout simplement pas de la même présomption, a remarqué Esther Duflo. Les économistes partent du principe qu’il est toujours possible de redistribuer, que dans le monde parfait, ce sera fait, alors que les citoyens n’y croient pas. C’est une question d’hypothèse différente qui est faite sur le monde tel qu’il est en réalité.

« Les économistes sont vus comme étant essentiellement une profession très homogène, faite d’hommes blancs portant des cravates, qui sont incapables de comprendre les sujets qui sont proches des gens. »

Cette perception s’est renforcée aux États-Unis pendant la montée du mouvement Black Lives Matter. On a alors souligné le très petit nombre d’études sur le racisme et la discrimination signées par des économistes. Pendant la même période, le Wall Street Journal a également publié des articles s’inspirant largement d’écrits produits par d’éminents économistes qui soutenaient qu’il n’y avait pas de racisme systémique au sein des forces policières.

« Les économistes sont considérés soit comme des partisans du statu quo, soit comme des météorologues de l’économie mondiale qui ne parviennent même pas à prédire avec précision l’arrivée d’une récession. On ne s’étonne pas que la confiance à la profession soit faible. Alors, où est ce que ça nous laisse? »
 

Économie utile pour des temps difficiles

Dans son ouvrage publié en 2019, Économie utile pour des temps difficiles, Esther Duflo présente cinq points que les économistes et les personnalités politiques devraient (re)commencer à considérer pour regagner la confiance du public.

1. Le gouvernement : nécessité ou fardeau?

Esther Duflo entend souvent les économistes dire à quel point l’appareil gouvernemental est inefficace par rapport au secteur privé. « Ce qu’on oublie c’est que les gouvernements interviennent précisément quand le marché a rencontré ses limites. Et on doute énormément du gouvernement, même lorsque celui-ci travaille dans l’intérêt du public. »

Nous en avons été témoin pendant les débats sur l’Obamacare, où l’opposition brandissait le slogan Keep government out of my Medicare (« Pas d’État dans mon Medicare »), ce qui est plutôt ironique, comme le soulignait Mme Duflo, vu l’origine gouvernementale de ce programme.

Pendant la pandémie de COVID-19, l’État a imposé des mesures de santé publique comme le port du masque. « Il faut un gouvernement pour nous forcer à faire les choses qui sont dans l’intérêt public mais pas dans l’intérêt individuel, a précisé la conférencière. Il faut aussi des gouvernements pour dépenser les trillions de dollars pour sauvegarder nos économies. » Par ailleurs, seul le gouvernement pouvait financer la recherche pour mettre au point les respirateurs et les vaccins servant maintenant à lutter contre la COVID-19.

Selon Esther Duflo, nous en sommes à un moment où « ça passe ou ça casse ». Certains ont pris conscience, pendant la pandémie, du rôle essentiel d’un gouvernement fonctionnel pour protéger la population, alors que d’autres sont convaincus que les gouvernements ont nettement outrepassé leur autorité et ne méritent pas un tel pouvoir. Le virus étant endigué et l’économie étant en train de se stabiliser d’elle-même, on arrive au moment de vérité : les gouvernements sauront-ils restaurer leur crédibilité ou cette dernière va-t-elle finir de s’écrouler?

2. L'aide financière nourrit-elle la paresse?

Selon Esther Duflo, nombre d’économistes et de personnalités politiques appuient leur analyse sur deux prémisses erronées : primo, que les personnes au bas de l’échelle économique ne travaillent que par nécessité et qu’elles arrêteraient si autre chose que leur salaire leur permettait de joindre les deux bouts; et deuxio, que les personnes en haut de la même échelle travailleraient moins si on élevait leur taux d’imposition, que seuls des impôts légers les motivent à travailler.

Lorsque les États-Unis, le Canada et l’Europe ont annoncé de généreux programmes d’aide financière pour atténuer les effets de la pandémie sur l’économie, les économistes et les personnalités politiques ont décrié l’initiative sous prétexte que l’allocation gouvernementale élevée pousserait les gens à quitter leur emploi.

« Cela s’est-il produit? Pas du tout », a affirmé Mme Duflo. Systématiquement, et tous pays confondus, les études révèlent que l’accès à l’aide sociale n’incite pas à la paresse ni n’altère l’intérêt à travailler.

Pourquoi les gens continuent-ils de travailler malgré l’aide financière offerte? Parce que le « salaire » n’est pas l’unique raison qui motive les gens à se rendre au travail, loin de là, a rappelé la nobélisée. Les sondages le disent : le travail insuffle dignité, est porteur de sens et donne un sentiment d’appartenance.

Maints éléments de preuve permettent de croire que l’ajout d’autres programmes sociaux ne déboucherait pas sur un effondrement de l’économie et ne causerait pas une vague de retraits du marché du travail. « Mais certaines idées sont difficiles à faire disparaître », a déploré Mme Duflo.

3. L'économie, plus « gluante » qu’il n’y paraît

Bien des économistes et personnalités politiques croient qu’une économie doit sa pérennité et son absorption des chocs à la force de travail qui déménage lorsqu’une région connaît un déclin économique ou change de secteur lorsqu’une industrie est en difficulté, et que ce sont ces mouvements qui équilibrent la situation.

Selon la lauréate du prix Nobel, cette affirmation a déjà été vraie, mais ne l’est plus. Des études ont révélé que le nombre de personnes changeant de région a chuté de moitié entre 1948 et 2015. Les gens ne sont plus aussi mobiles qu’avant.

D’ailleurs, lors d’un krach boursier en Chine dans les années 1990 s’étant répercuté sur plusieurs secteurs manufacturiers des États-Unis, aucune variation n’a été observée dans les déménagements entre États. Les économistes avaient prédit que les gens habitant la Caroline du Nord iraient s’installer en Californie, où le marché de l’emploi florissait, mais ils sont restés dans leur État et ont encaissé le coup.

Lorsque l’économie s’est effondrée en Inde pendant la pandémie en raison des confinements, nombre de personnes sont allées s’installer ailleurs. Mais une fois rendues à ce nouvel endroit, elles n’ont plus bougé, puisque ça ne servait à rien devant la menace d’une deuxième ou troisième vague.

4. Des goûts et des couleurs, on ne discute pas

L’expression ci-dessus titrait un article signé par les économistes de Chicago Dean Baker et George Stigler pour signifier qu’il ne revenait pas aux économistes de comprendre pourquoi des personnes ont certaines préférences et d’autres non.

La conférencière a expliqué que de nombreux économistes croient que les préférences personnelles – les événements qui se produisent dans la vie des gens et les sujets auxquels ils accordent de l’importance – n’influencent pas l’économie et n’ont donc pas à être prises en compte dans leur analyse.

Or, à ses yeux, cette façon de voir les choses aurait fait son temps. Pendant la pandémie, le taux de mortalité des personnes noires a été de trois à quatre fois plus élevé que chez les personnes blanches; il s’agit d’une préoccupation majeure pour de nombreux citoyens et citoyennes. Les économistes peuvent de moins en moins se permettre d’esquiver ce type de sujets, et auraient avantage à opérer au plus tôt ce changement de cap.

5. Une planète, un destin commun : accorder les politiques à ce principe

Esther Duflo soutient qu’il faut que la dignité humaine soit au premier plan des programmes sociaux et des stratégies nationales. On a généralement su le faire pendant la pandémie de COVID-19. Soudain, on était pour ainsi dire tous dans le même pétrin. « Et du coup, ce serait une manière de repenser tout le système. Est-ce qu’on pourrait faire en sorte que chaque personne qui a besoin d’aide puisse la recevoir, sans avoir besoin de se sentir inférieure et sans perdre sa dignité au passage? »

La pandémie nous a montré qu’il était urgent d’agir, dès maintenant, pour éviter un futur radicalement changé. Il en va de même avec les changements climatiques, rappelle l’économiste primée : La population a vu dans la propagation du virus un exemple concret de destruction rapide et elle est désormais plus encline à considérer avec sérieux la menace des changements climatiques.

La pandémie a en outre bien montré que nous habitons tous la même planète et partageons la même santé, et que les changements nous touchaient tous. « Tant qu’il y a 90 % des gens qui ne sont pas vaccinés en Afrique ou plus, les possibilités de développement d’un variant sont multiples et la possibilité de conquérir la COVID de manière stable est très faible. »

Mme Duflo insiste pour que les pays riches pensent à la vaccination universelle. Les coûts seraient somme toute minimes comparativement aux trillions déjà dépensés pour limiter la propagation du virus. Vacciner l’humanité coûterait 50 milliards de dollars. « Ce serait une occasion de démontrer notre solidarité, et delà, de se donner des armes pour pouvoir lutter ensemble contre les défis qui nous font face. »