Des tapis persans aux ordinateurs : le travail des femmes et le droit de la propriété intellectuelle

Gazette
Tissage carré de câbles fins passant à travers de minuscules bagues magnétiques (mémoire à tores magnétiques) et Ghazaleh Jerban.
Ghazaleh Jerban, étudiante en droit et titulaire d’une bourse de recherche Ingenium-Université d’Ottawa, utilise une forme primitive de mémoire électronique pour examiner le rôle des femmes et leur créativité en technologie.
Trois femmes au travail sur un grand métier à tisser

Par Linda Scales

La diplômée en common law Ghazaleh Jerban se rappelle très bien la première fois où elle a vu l’artefact qui allait devenir le cœur du projet de recherche financé par sa bourse : elle s’était arrêtée net devant un grand cadre composé de câbles délicats finement tissés, exposé au Musée des sciences et de la technologie du Canada, à Ottawa. 

Ghazaleh Jerban est l’une des deux récipiendaires 2018 de la nouvelle Bourse de recherche du deuxième ou troisième cycle Ingenium-Université d’Ottawa sur le genre, les sciences et la technologie. La doctorante en histoire Jennifer Thivierge et elle ont eu accès aux collections muséales Ingenium pour mener à bien leurs projets de recherche en histoire publique et acquérir ainsi de l’expérience en protection du patrimoine et en travail de conservation.

« Je ne savais pas quel objet retiendrait mon attention, mais au moment où je l’ai vu, j’ai senti que ça pourrait bien être lui », explique Ghazaleh Jerban, qui en est à la quatrième année de son doctorat. Elle se remémore la découverte d’une mémoire à tores magnétiques dans l’entrepôt du musée alors qu’elle examinait des artefacts avec sa superviseure, Anna Adamek, directrice de la division des conservateurs du musée. La mémoire à tores magnétiques, une forme primitive de mémoire électronique, était répandue jusqu’au milieu des années 1970.

Le travail invisible des femmes

L’importance de cet artefact est intrinsèquement liée au sujet de la thèse de la doctorante, qui se penche sur le droit de la propriété intellectuelle en relation avec les connaissances qu’ont les femmes des textiles et de l’agriculture, le tout dans l’optique du genre.

« Dans le système actuel, les femmes d’ici et des communautés autochtones n’ont pas reçu la reconnaissance juridique qu’elles méritent pour les activités créatives, communautaires et collectives liées aux savoirs traditionnels », explique-t-elle.

Outre son baccalauréat et sa maîtrise en droit obtenus à l’Université de Téhéran, Ghazaleh Jerban a été boursière du Centre for International Governance Innovation, un groupe de réflexion international situé à Waterloo, en Ontario. En 2016, elle a aussi été stagiaire à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, institution spécialisée des Nations Unies. Pour sa thèse de doctorat, elle a interviewé des Iraniennes sur le tissage des tapis persans, cette composition complexe ressemblant étroitement au tissage des câbles très fins et des bagues des mémoires à tores magnétiques, également fabriquées par des femmes.

« Quand j’ai vu la mémoire à tores magnétiques, l’image du métier à tisser les tapis m’est immédiatement venue à l’esprit », relate la doctorante.

C’est en faisant des recherches sur le rôle des femmes dans la production des mémoires à tores magnétiques que Ghazaleh Jerban a rencontré Hilda G. Carpenter, une technicienne de laboratoire afro-américaine au Massachusetts Institute of Technology. En 1953, cette pionnière a tissé le prototype de la mémoire à tores magnétiques – une réalisation essentielle dans le développement des ordinateurs modernes et pour laquelle elle n’a été reconnue que très récemment. Puisque les machines ne parvenaient pas à produire ces mémoires de façon satisfaisante, on a embauché des tisserandes chevronnées pour les fabriquer à la main.

« Entre le mariage envoûtant des couleurs et des dessins qu’on retrouve dans les tapis persans, et le motif complexe formé par les câbles délicats des mémoires à tores magnétiques, j’ai trouvé un thème commun : l’invisibilité du travail des femmes », poursuit Ghazaleh Jerban, comparant les résultats de son travail doctoral et la recherche entreprise dans le cadre de sa bourse.

Ses conclusions sur la mémoire à tores magnétiques figureront dans sa thèse.

La propriété intellectuelle et la question des femmes

« Soulever la question des femmes dans un contexte d’innovation et de créativité a quelque chose de la provocation, affirme-t-elle. Ça remet en effet en question l’apparente neutralité de genre du droit de la propriété intellectuelle en faisant la lumière sur les hypothèses sous-jacentes quant au rôle des femmes dans les sciences et la technologie », ajoute-t-elle.

Elle décrivait un système des brevets qui a été conçu, essentiellement, pour encourager et stimuler l’innovation, mais pas pour rendre hommage aux formes de créativité et d’innovation féminines, entre autres à certains savoirs traditionnels. En exposant le rôle méconnu des femmes dans la création de la mémoire à tores magnétique, Ghazaleh Jerban saura sans aucun doute faire valoir son argument.