Un bureau avec deux écrans et une lampe.
Longtemps ignoré, l’âgisme n’entrait que rarement dans les discussions sur l’équité au travail. Mais les choses changent : depuis la publication du Rapport mondial sur l’âgisme par l’ONU en 2021, cette forme de discrimination est de plus en plus reconnue comme un obstacle majeur à l’inclusion.

C’est dans cette foulée que l’Université d’Ottawa a tenu, le 16 avril 2025, un forum sur l’inclusion et l’exclusion au travail dans le cadre du Forum pour le dialogue Alex-Trebek, en collaboration avec l’Institut de recherche LIFE. Des spécialistes des milieux universitaire, politique, professionnel et communautaire s’y sont réunis pour explorer les multiples visages de l’âgisme et proposer des pistes d’action.

Cet événement était une occasion de repenser collectivement le vieillissement au travail, avec un regard tourné vers l’inclusion, la justice sociale et les liens intergénérationnels.

Nouveau regard sur l’âge : un levier d’inclusion

Le forum a débuté par une conférence inaugurale de Franco Fraccaroli, professeur de psychologie et vice-recteur au bien-être organisationnel et aux relations avec le personnel de l’Université de Trento, en Italie. S’appuyant sur plus de 20 ans de recherche internationale, il a exposé des pistes concrètes pour mieux inclure les personnes âgées au travail, en insistant sur les stéréotypes persistants et leurs effets négatifs.

Il a souligné que, contrairement à certaines idées reçues, le vieillissement n’entraîne pas un déclin systématique de la performance. Au contraire, les personnes plus âgées bénéficient d’une forme d’intelligence « cristallisée », fondée sur l’expérience, la régulation émotionnelle et l’engagement organisationnel. Ces forces compensent largement certaines baisses cognitives « fluides » (p. ex. : vitesse de traitement de l’information).

Le chercheur a offert plusieurs exemples de stéréotypes tenaces : le personnel âgé serait moins motivé, moins performant ou réfractaire à la technologie. Or, ces idées, souvent implicites, influencent les décisions d’embauche, de formation et de gestion – parfois chez les travailleuses et travailleurs eux-mêmes, par un phénomène d’intériorisation des stéréotypes.

Pour déconstruire ces biais âgistes, le professeur Fraccaroli propose plusieurs mesures possibles :

  • Adapter les postes aux forces des travailleuses et travailleurs âgés (p. ex. : autonomie, variété des compétences mobilisées plutôt que variété des tâches).
  • Miser sur le mentorat pour valoriser leur rôle et encourager la transmission intergénérationnelle.
  • Former les gestionnaires à éviter les raccourcis fondés sur l’âge chronologique ou l’appartenance à une génération (p. ex. : « les boomers », « les millénariaux »).
  • Promouvoir un climat organisationnel axé sur l’équité entre les âges, notamment par le biais de politiques RH inclusives.

L’âgisme au croisement des discriminations

L’une des contributions les plus marquantes du forum est venue de la sociologue Ellie Berger, professeure à l’Université de Nipissing, qui a présenté des extraits de son ouvrage Ageism at Work: Deconstructing Age and Gender in the Discriminating Labour Market. Dans le cadre de quatre études de terrain, elle a démontré comment les stéréotypes liés à l’âge – souvent invisibles – influencent les décisions d’embauche, de promotion et de rétention. Ces formes d’âgisme, à la fois explicites et subtiles, ont des effets directs sur la santé mentale, la sécurité financière et l’identité professionnelle des travailleuses et travailleurs âgés.

Son analyse a aussi mis en lumière un angle trop souvent ignoré : l’âgisme genré, soit l’effet combiné du sexisme et de l’âgisme. Les femmes âgées sont plus à risque d’exclusion, particulièrement dans les milieux qui valorisent la jeunesse, l’apparence et la performance continue. La professeure Berger a également abordé un autre angle de discrimination : le validisme, soit la stigmatisation ou l’exclusion fondée sur des limitations fonctionnelles ou une condition de santé perçue comme « déviante » par rapport à la norme.

Dans le contexte du vieillissement au travail, le validisme se manifeste, par exemple, lorsqu’on suppose qu’une personne âgée sera forcément moins productive dans son emploi, moins apte à utiliser les nouvelles technologies ou moins résiliente face au stress. Ces perceptions peuvent entraîner des refus d’embauche, restreindre l’accès à la formation ou justifier des mises à l’écart. Le validisme croise alors l’âgisme, en renforçant l’idée que vieillir revient à « décliner » – une vision réductrice que plusieurs intervenantes et intervenants du forum souhaitent déconstruire.

Amanda Bull, doctorante en gérontologie sociale à l’Université McMaster a, pour sa part, insisté sur l’importance de l’intersectionnalité. Selon elle, l’âgisme ne peut être analysé en vase clos : il s’exprime différemment selon le genre, l’origine ethnique, le statut économique ou les capacités physiques. Elle a aussi évoqué les effets durables de la pandémie de COVID-19, qui a accentué certaines inégalités liées à l’âge dans le monde du travail – notamment par la perception accrue de vulnérabilité ou d’obsolescence associée aux personnes âgées.

En somme, Ellie Berger et Amanda Bull ont toutes deux invité l’auditoire à aller au-delà de la vision unidimensionnelle de l’âgisme et à prendre au sérieux les formes croisées de discrimination, souvent invisibles, mais structurellement ancrées dans les dynamiques organisationnelles.

Panel

Recrutement et rétention : quand les biais sont implicites

Martine Lagacé, professeure au Département de communication et Vice-rectrice associée, promotion et développement de la recherche à l’Université d’Ottawa, et Ariane Gauthier, doctorante en psychologie expérimentale et professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa, ont joint leurs expertises pour présenter une étude novatrice qu’elles ont menée auprès de 517 employeurs canadiens.

Cette étude visait à déterminer si ces employeurs sont influencés par des biais implicites liés à l’âge dans leurs processus de recrutement ou de rétention. Pour ce faire, les chercheuses ont utilisé une méthode indirecte de détection des biais, évitant ainsi toute mention explicite de l’âge chronologique et misant plutôt sur des descriptions de traits et comportements associés à différents âges. Résultat : même sans connaître l’âge des candidates ou candidats, les employeurs émettent des jugements qui révèlent des biais implicites influençant leurs intentions de recrutement et de rétention du personnel – des intentions discriminatoires à l’égard des personnes candidates et des travailleuses et travailleurs plus âgés.

Fait frappant : les employeurs plus âgés participant à l’étude étaient souvent plus enclins à choisir des candidates et candidats plus jeunes, ce qui laisse entrevoir un possible phénomène d’autodistanciation par rapport à l’âgisme.

Politiques publiques : entre leviers et obstacles

Patrik Marier, politologue et titulaire de la chaire en gérontologie sociale à l’Université Concordia, a abordé l’âgisme sous l’angle des politiques publiques. Il a souligné que ces politiques peuvent tantôt atténuer, tantôt renforcer les inégalités liées à l’âge, selon la façon dont elles s’appuient sur des seuils chronologiques ou même figent ces derniers.

Il remet en question notre dépendance à l’âge « officiel » comme critère d’accès aux programmes sociaux, soulignant que bon nombre d’entre eux s’appuient sur des seuils trop rigides, sans égard aux besoins réels des personnes. À ses yeux, on ne subit pas de transformation soudaine en passant de 64 à 65 ans, mais on nous assigne pourtant automatiquement l’étiquette de « personne âgée ».

Il déplore aussi le peu d’attention accordée à l’âgisme, encore largement ignoré comme enjeu politique – il représente seulement 1 % des sujets traités par les médias.

Panelists
De gauche à droite : Franco Fraccaroli, Ellie Berger, Amanda Bull, Madeleine Meilleur, Martine Lagacé, Ariane Gauthier and Patrik Marier.

Valoriser la diversité des âges : un atout collectif

À l’issue de ces présentations, Madeleine Meilleur, directrice générale du Muséoparc Vanier et ancienne ministre du gouvernement de l’Ontario, a été invitée à les résumer. Elle a ainsi plaidé pour une meilleure reconnaissance de la diversité générationnelle en milieu de travail, soulignant que le croisement des expertises, des expériences et des perspectives est une richesse pour toute organisation.

Elle a aussi rappelé que maintenir les personnes âgées en poste favorise leur bien-être social et mental, tout en réduisant les coûts économiques liés à leur retrait prématuré du marché du travail.

Une problématique intergénérationnelle

Au fil des interventions, un message clé s’est imposé : l’âgisme ne touche pas que les personnes âgées. Comme l’a souligné Amanda Bull, la réalité varie selon le genre, l’origine ethnique, le statut socioéconomique, le handicap, ou encore l’effet de la pandémie – autant de facteurs qui doivent être intégrés à la recherche et aux politiques.

À la lumière de ces constats, il devient essentiel de mieux reconnaître l’âgisme, particulièrement dans le milieu du travail où il demeure largement ignoré. Des initiatives

comme le mentorat intergénérationnel et le transfert des savoirs entre les générations offrent des pistes concrètes pour déconstruire les préjugés liés à l’âge, renforcer la collaboration et valoriser les compétences à toutes les étapes de la vie professionnelle.

En conclusion, Linda Garcia, professeure émérite et modératrice du forum, a résumé l’enjeu en une phrase puissante : « Autrefois, j’étais à ta place, et un jour, tu seras à la mienne. » – une invitation à la solidarité générationnelle et à une lutte collective contre les stéréotypes liés à l’âge.