Le travail clérical de la libération : Hommage aux femmes qui ont répondu au téléphone

Par Meghan Tibbits-Lamirande

Écrivaine en résidence, Archives et collections spéciales

Bibliothèque
Photographie en noir et blanc de trois travailleuses au bureau du Comité national d'action sur le statut de la femme
Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa

Voici la dame indispensable. Si elle se mettait en grève, le monde des affaires s'effondrerait. Les hommes seraient immobilisés. Qui irait chercher le café, inventerait des excuses, saurait où tout se trouve au bureau et s'occuperait des moindres détails indispensables au bon fonctionnement des affaires?  C'est elle. Le patron, lui, n’a pas le temps de faire des achats, d’épousseter les bureaux, de classer les lettres et de taper à la machine. Il a des choses plus importantes à faire. D'ailleurs, c'est pour cela qu'il a une secrétaire.
-    « The Secretary » par Lyn Blaze, publié à l'origine dans Women : A Journal of Liberation, vol. 1, no. 2, hiver 1970

Dans toute l'Amérique du Nord à partir des années 1960, les femmes sont plus nombreuses que jamais à s’insérer dans le monde du travail avec un emploi rémunéré. Le mouvement de libération des femmes en marche, les Canadiennes ont cherché à entrer dans des domaines « non traditionnels » qui leur étaient auparavant fermés: la médecine, le droit, les affaires, la politique, les sciences, les métiers et les technologies. De nombreuses femmes ont milité pour les droits des travailleurs ainsi que pour l’équité en matière de rémunération. Elles ont critiqué la relégation des femmes dans ce qu'elles appelaient les « ghettos de l'emploi » ou les « cols roses ». De nombreuses féministes ont affirmé que les entreprises étaient maintenues à flot grâce à une main-d'œuvre féminine bon marché. Les emplois cléricaux étaient pour la plupart réservés aux femmes blanches, alors que les femmes autochtones, immigrantes et racisées étaient exclues des emplois dits de « cols roses ». Des femmes ont lutté contre les allégations misogynes entourant les emplois cléricaux et dénoncé les pratiques racistes entourant leur accès.

Les critiques féministes entourant l’occupation féminine des emplois cléricaux et les conditions de travail de ces derniers, peuvent parfois obscurcir le rôle incontournable que ces emplois ont joué dans le mouvement de libération des femmes. En parcourant des dizaines de documents contenus dans les Archives des femmes de l'Université d'Ottawa, il apparaît clairement que le mouvement de libération des femmes a été soutenu par des travailleuses et des bénévoles blanches et racialisées qui faisaient des photocopies, prenaient des notes, organisaient des listes d'envoi et répondaient au téléphone. Prenons l'exemple des réseaux clandestins d'orientation vers l'avortement organisés par téléphone dans les années 1970, des premiers centres de femmes et centres d'aide aux victimes de viols qui offraient des services de conseil et d'orientation par téléphone, et des premiers centres de femmes immigrées qui proposaient des services de traduction et d'interprétation à distance par le biais du téléphone.

Photographie en noir et blanc de deux travailleuses au bureau de Toronto Wages for Housework
Photographie en noir et blanc de deux travailleuses au bureau de Toronto Wages for Housework (vers les années 1970) 10-094-S1-SS1-F27-I1, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.

En novembre dernier, j'ai eu la chance de rencontrer et d’échanger avec Pat Hacker, une figure historique du mouvement de libération des femmes qui a travaillé et parfois tenu le téléphone au Women's Career Counselling Centre, au premier Centre des femmes d'Ottawa, au premier Centre d'aide aux victimes de viol d'Ottawa, à la Morgentaler Clinic de Toronto et au Bay Centre for Birth Control au cours des années 1970 et 1980. Elle a également contribué à l'organisation de la conférence « Ad Hockers » sur la réforme constitutionnelle en février 1981. Cette conférence a joué un rôle essentiel dans l'élaboration de l'article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui « exige que les droits et libertés garantis par la Charte soient mis en œuvre sans discrimination entre les sexes ».

Selon Hacker, le réseau téléphonique informel de libération des femmes a joué un rôle crucial dans l'organisation d'une conférence "sans temps, sans argent et sans ressources ». En raison de la nature « ad hoc » et « illégitime » de la conférence, les femmes et les groupes de femmes devaient être contactés très rapidement, et les Ad Hocker ont reçu un certain soutien au sein du Parlement pour leur utilisation subreptice des téléphones du gouvernement. Ils ont obtenu un code téléphonique du gouvernement et l'ont utilisé après les heures de bureau pour contacter des femmes partout au Canada, en particulier le bureau de la condition féminine de Maureen O'Neill. En riant, Hacker explique que la GRC s'était un jour présentée à sa porte pour l'interroger parce que la facture mensuelle de téléphone du bureau de Mme O'Neill était passée d'environ 500 dollars à 2 000 dollars presque du jour au lendemain. Le groupe utilisait également les numéros de téléphone des femmes à leur domicile, leur confiait la tâche de répondre aux appels téléphoniques et de prendre les messages pour les Ad Hocker. Hacker souligne que « les gens appelaient et voulaient savoir qui était responsable », mais la personne responsable était toujours « celle qui répondait au téléphone ».

En outre, les Ad Hocker ont développé une solidarité avec les femmes employées dans l'administration du Parlement : « Les secrétaires, ou plutôt le personnel féminin, faisaient des photocopies [pour nous] et montaient et descendaient les ascenseurs pour éviter qu'un trop grand nombre de copies n'apparaisse sur une seule photocopieuse... elles en faisaient à chaque étage pour obtenir les copies dont nous avions besoin, évitant ainsi les suspicions comme cela avait été le cas lors des nombreux appels passés du bureau de Maureen O'Neill ». 

Photographie en noir et blanc d'une femme au téléphone dans un centre d'aide aux victimes de viol
Tom Levitt (photographe), photographie en noir et blanc d'une femme au téléphone dans un centre d'aide aux victimes de viol (v. 1979) 10-093-S6-F48-I2, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.

Les réseaux téléphoniques qui se mettent en place entre les femmes et les différentes organisations elles-mêmes, deviennent une ressource essentielle, et un moyen de communication incontournable entre le mouvement des femmes et la communauté au sens large. Dr Nikki Colodny, militante pour le droit à l’avortement a travaillé avec le Dr Henry Morgentaler. Elle explique que les cliniques de Toronto dépendaient souvent du Riverdale Immigrant Women's Centre pour les services d'interprétation. Les clientes qui ne parlaient pas l’anglais pouvaient contacter le centre pour obtenir des informations dans leur langue sur des soins de santé génésique. En 1988 à la Clinique Choice in Health, Dr Nikki Colodny a contribué à créer un collectif dont un des objectifs était de « nous assurer qu’il y avait des traductions disponibles dans plusieurs langues. L’aide de l’Immigrant Women’s Centre a été réquisitionné pour ce faire ». Selon Dr. Colodny, « si nous le savions à l’avance, nous pouvions prendre rendez-vous avec eux. Ils trouvaient toujours quelqu’un dans la bonne langue. Nous communiquions toujours par téléphone et nous nous assurions que la personne comprenait et soit rassurée dans sa propre langue... ce qui était crucial ». Dr Colodny, détentrice d’une formation de psychothérapeute, s'est elle-même engagée dans le mouvement pro-choix en faisant du bénévolat pour la Coalition ontarienne pour les cliniques d'avortement, où elle faisait des photocopies et effectuait d'autres tâches de bureau avant d'être formée à la pratique de l'avortement. 

Photographie couleur de femmes tenant des banderoles « Lesbians are everywhere » et « Lesbian phone line 960-3249 » lors d'une manifestation
Photographie couleur de femmes tenant des banderoles « Lesbians are everywhere » et « Lesbian phone line 960-3249 » lors d'une manifestation, Toronto (vers 1980-1985) 10-001-S3-I1360-I1361, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.

Parmi les autres services téléphoniques destinés aux femmes, citons-la Lesbian Phone-line, la Midwifery Hotline, la Women's Information Line, le Northern Women's Peer Advocacy Network, les groupes de soutien Telelink locaux pour les femmes vivant avec le VIH/sida et les lignes de soutien pour les jeunes lesbiennes et gays, pour n'en citer que quelques-uns. Non seulement ces services offrent une oreille attentive aux femmes en détresse, mais ils contribuent également à les informer sur leur santé, les ressources disponibles et leurs droits. Les registres téléphoniques du Centre des femmes d'Ottawa, par exemple, montrent que les femmes ont appelé pour toutes sortes de raisons, de l'éducation sexuelle aux procédures de divorce. Ces réseaux ont également mis en relation leurs appelantes avec des juristes féministes et d'autres professionnels qui comprenaient les problèmes auxquels les femmes étaient confrontées dans la société canadienne.

Après leur conférence inaugurale à Winnipeg en 1975, les étudiantes féministes en droit de l'Association nationale de la femme et du droit (ANFD) ont été critiquées dans le journal étudiant de l'Université du Manitoba pour avoir organisé une conférence sur « les femmes et le travail ». Selon l'auteur, cet événement s'est déroulé sans la présence de « véritables femmes actives », même si de nombreuses secrétaires juridiques étaient présentes. Cette critique, dans sa tentative légitime de défendre les femmes de la classe ouvrière, reflète peut-être la tendance culturelle à dévaloriser les formes de travail qui sont traditionnellement considérées comme « le travail des femmes ». Bien que les féministes aient lutté à juste titre contre la relégation des femmes dans des emplois de cols roses et contre la condescendance sexiste à laquelle elles étaient confrontées dans ces postes, il ne faut pas oublier que l'histoire de la libération des femmes passe aussi par des histoires de bureaux, d’emplois cléricaux et de femmes (souvent anonymes) qui les ont occupés.