Iskwew (femme crie), poète, conteuse et éducatrice, Keri Cheechoo est fière maman de cinq enfants, kookum (grand-mère) de deux petits-enfants, et fille de survivants des pensionnats indiens. C’est aussi une pionnière qui doit son succès à sa résistance et à sa persévérance.
Keri Cheechoo a récemment obtenu son doctorat en éducation de l’Université d’Ottawa; sa thèse – qui explorait certaines « ombres et nuances de la violence » qu’ont vécue les femmes autochtones vivant dans l’État-nation appelé Canada – a été récompensée par la Société canadienne pour l’étude de l’éducation.
Dans le cadre de ses études doctorales, elle a adhéré au principe de relationalité éthique pour recueillir les histoires dont lui ont gracieusement fait part des femmes autochtones victimes de violences génésiques, y compris de stérilisations forcées, en Ontario et au Québec.
« Pendant trois ou quatre générations, les femmes se disaient entre elles d’obéir au médecin, parce qu’il représentait “l’autorité” », explique Keri Cheechoo. « Ça a eu des échos de génération en génération. Ma recherche a pour but d’aménager un espace pour le récit de ces histoires déshumanisantes sur la violence génésique. »
À terme, elle souhaite donner des ateliers sur les résultats de ses recherches et aménager un espace où les femmes pourront découvrir leur propre force et leur capacité d’agir – le tout dans le respect des protocoles et dans un esprit de réciprocité avec ses partenaires dans la communauté.
« Je pourrais leur raconter ces histoires, et elles pourraient constater dans quelle mesure tout ça a été normalisé. Il est si facile de faire confiance à un médecin. Mais ça a le potentiel de les blesser ou de leur enlever la capacité d’avoir des enfants, et c’est quelque chose à quoi elles peuvent dire non. »
La poésie pour raconter différemment des vécus traumatiques
Keri Cheechoo a transformé ces histoires et les conclusions de ses recherches en poèmes lyriques; c’est la forme d’expression qui, pour une multitude de raisons, lui convient le mieux.
« Je tiens de mes ancêtres une facilité pour l’écriture, explique-t-elle. C’est un espace qui me confère de la force. J’aime la poésie parce que c’est une façon différente de se faire entendre. C’est aussi un bon moyen de véhiculer un contenu qui nous blesse ou nous fait violence. Si je devais raconter une histoire dans le cadre d’un dialogue, par exemple, on l’accueillerait différemment que si on lisait une œuvre de poésie. »
En fait, lorsqu’on lit sa thèse, on constate tout de suite la différence. Chaque page se divise en deux colonnes : d’une part, un texte doctoral d’usage, de l’autre, des strophes. Comme elle l’explique, elle a délibérément écrit sa thèse de façon à privilégier l’expression autochtone par analogie au texte universitaire.
« C’est une forme physiquement, sciemment déconnectée, affirme-t-elle. Ces deux voix s’entrechoquent – il est difficile de savoir où donner de la tête. Bienvenue dans la vie des étudiants autochtones, qui tentent d’exister dans cet espace universitaire et de concilier deux réalités. Il est très difficile d’être une personne marginalisée et opprimée et de se trouver dans les tours d’ivoire. »
Pour le moment, sa thèse est sous embargo tandis que se poursuit le dialogue avec les femmes autochtones qui lui ont fait part de leurs histoires.
Nisgaa : une approche de recherche consciencieuse
« Je tiens à m’assurer que cette importante pièce manquante – ce récit authentique et fidèle à la réalité des femmes autochtones – soit intégrée à la mosaïque et aux programmes scolaires du Canada », explique Keri Cheechoo. « Mais ça, je n’y arriverai qu’en mobilisant les participantes de façon positive et en m’assurant d’avoir leur permission pour partager leurs histoires. Je tiens à m’assurer de ne blesser personne en allant de l’avant. »
Sa façon d’aborder la recherche et l’enseignement – et même la vie – s’enracine dans deux grands concepts : la relationalité éthique, qui nécessite un examen de conscience et une réflexion quant à ses relations avec autrui, et Nisgaa, un cadre méthodologique cri qu’elle a mis au point sous le signe de la conscience, de la réciprocité, de la pertinence et du consentement.
« Cette pratique guide tout ce que j’entreprends, souligne-t-elle. Je suis consciente que je suis responsable de l’énergie que j’introduis dans un espace, et que je réponds de cette énergie. Je tente donc de m’assurer que les personnes avec qui je m’entretiens pratiquent elles aussi la relationalité éthique – de cette façon, nous pouvons entretenir entre nous la meilleure relation qui soit. »
Le difficile chemin d’une pionnière
Le cheminement scolaire de Keri Cheechoo a été laborieux. Enceinte, elle s’est vue encourager par l’administration de son école secondaire à laisser tomber l’école. Plus tard, son baccalauréat en éducation lui a filé entre les doigts : elle n’arrivait pas à passer l’examen de mathématiques obligatoire.
« Mon relevé de notes a beaucoup souffert de toutes ces tentatives, et ça a plombé ma moyenne. On a fini par me découvrir un trouble de l’apprentissage mathématique – la dyscalculie. J’en parle abondamment, parce que j’essaie de déstigmatiser le fait d’avoir un trouble de l’apprentissage. »
Keri Cheechoo a plus tard obtenu sa maîtrise en English, puis son baccalauréat en éducation pour parfaire sa feuille de route. En 2015, elle a quitté Thunder Bay pour s’établir dans la capitale nationale et entreprendre son doctorat en éducation à l’Université d’Ottawa.
« En cours de route, j’ai pris conscience que je sortais des chemins battus et que je forgeais de nouveaux espaces où les étudiants des Premières nations pouvaient être présents – et se sentir présents – dans les milieux postsecondaires, même aux cycles supérieurs. Ce doctorat, je ne l’ai pas obtenu seule. Il revient à ma communauté, la Première nation de Long Lake, réserve no 58. En me rendant chaque jour à l’école, j’emmenais ma communauté avec moi, et je faisais de mon mieux pour la représenter. Pour le bien de ma communauté et de mes enfants, je veux continuer de démontrer que n’importe qui peut réussir comme je l’ai fait. »
Aujourd’hui titulaire d’un doctorat et professeure adjointe à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa, Keri Cheechoo s’amuse du fait que ses tatouages et ses cheveux rasés défient les idées préconçues sur les instructeurs de niveau postsecondaire.
« Je crois qu’en redéfinissant l’image qu’un professeur est “censé” projeter, on contribue à aménager de nouveaux espaces de potentiel. Honnêtement, on doit avoir plus de visages bruns devant la classe pour déstigmatiser cet espace. Je vais continuer de tout mettre en œuvre pour insuffler une vision autochtone à la Faculté. En collaboration avec mes collègues d’aujourd’hui et de demain, nous ferons de notre mieux pour offrir ces exemples de représentation pour que les étudiants et étudiantes autochtones aient le sentiment qu’ils peuvent s’épanouir ici aussi. »