Le mercure augmente plus vite au Canada que dans toute autre région du monde, et les conséquences économiques de ce réchauffement sur la santé humaine sont de plus en plus visibles. Selon les estimations, certaines provinces devront débourser plus de 33 milliards de dollars au cours des 50 prochaines années pour soigner des problèmes de santé causés par la chaleur.
Un programme de recherche dirigé par Glen Kenny, professeur à la Faculté des sciences de la santé, et Carolyn Tateishi, de Santé Canada, rassemble des experts internationaux en vue d’évaluer les facteurs influençant notre tolérance physiologique à la chaleur.
Cette collaboration est l’un des cinq projets de l’Université d’Ottawa à se partager la somme de 23 millions de dollars provenant du concours 2020 du Fonds d’innovation de la FCI. Ce financement permettra de moderniser un appareil unique au monde qui mesure avec précision la chaleur évacuée par le corps, le calorimètre à air, dont le seul exemplaire se trouve à l’Université d’Ottawa. Le projet prévoit également l’aménagement d’une chambre transformable avec contrôle de la température pour reproduire différentes conditions d’exposition à la chaleur dans la vie quotidienne et au travail.
Nous avons demandé au chercheur principal, Glen Kenny, d’expliquer l’à-propos de ses recherches et la façon dont son calorimètre à air permettra à son équipe d’élaborer des stratégies pour protéger les travailleurs et la population en général des effets délétères de la chaleur.
Pourquoi s’intéresser dès maintenant à l’effet de la chaleur sur les soins de santé?
La chaleur extrême est un tueur « silencieux », une menace invisible. Plus que toute autre catastrophe naturelle, elle entraîne un taux de mortalité parmi les plus élevés et augmente considérablement le nombre de décès à court terme dans les populations vulnérables, notamment les enfants, les femmes, les personnes âgées et celles qui souffrent de maladies chroniques ou d’invalidité.
La population et la main-d’œuvre vieillissent; les adultes âgés seront de plus en plus vulnérables aux problèmes de santé qu’entraîneront les périodes plus fréquentes et plus intenses de chaleur extrême. En approfondissant notre compréhension du stress thermique, nous serons donc plus en mesure de contrer ses effets sur la santé et d’aider la population canadienne à s’adapter à cette hausse des températures.
Quelles seront les conséquences de la chaleur extrême sur l’économie canadienne?
Le stress thermique environnemental entrave directement la capacité des travailleurs à mener une vie saine et productive. On estime qu’au cours des dix prochaines années, la chaleur pourrait entraîner des pertes de productivité 70 fois plus dommageables pour la qualité de vie (productivité, santé, invalidité) que les décès liés aux coups de chaleur au travail. Selon les estimations, cette diminution de la productivité provoquerait des pertes économiques mondiales ahurissantes s’élevant à 2 billions de dollars américains dès la fin de la décennie.
Au Canada, bien que les conséquences de la chaleur sur l’économie soient difficiles à cerner, l’augmentation projetée des températures figure parmi les plus élevées au monde. Les pertes de main-d’œuvre à cause du stress thermique en milieu professionnel risquent d’engendrer des disparités entre les différents secteurs de l’économie canadienne. Sans une stratégie efficace pour atténuer ces effets, les répercussions économiques et sociétales seront sans précédent.
Que manque-t-il à notre approche actuelle pour atténuer les problèmes de santé causés par la chaleur?
Ces recherches importantes tombent à point nommé parce que nous manquons d’information concernant les meilleures stratégies à adopter pour protéger les plus vulnérables. Nous disposons de données provenant en partie de recommandations émises à la suite d’épisodes de chaleur extrême ayant fait des milliers de morts, et plusieurs des solutions proposées n’ont été ni testées, ni validées.
Or, nos travaux montrent que certaines de ces solutions sont malavisées, et qu’elles pourraient même nuire à la santé et au bien-être des personnes vulnérables, notamment parce que les recommandations se contredisent. Par exemple, pour protéger les gens des effets de la chaleur chez eux, le Canada recommande de fixer la température maximale à l’intérieur des immeubles multirésidentiels à 26 °C. Or, l’Organisation mondiale de la Santé y va aussi de ses recommandations, mais préconise un seuil maximal de 32 °C, ce qui est passablement plus élevé.
De plus, les deux instances proposent une solution « universelle ». Aucune des deux ne tient explicitement compte de possibles difficultés de thermorégulation ou insuffisances cardiovasculaires des populations vulnérables, lesquelles réduisent la marge de tolérance à la chaleur dans les bâtiments.
On ne sait pas encore où fixer la limite de température intérieure pour assurer la santé et le bien-être des adultes vulnérables pendant les épisodes caniculaires. Nos travaux fourniront des données scientifiques solides pour établir les limites à ne pas dépasser.
Quelles questions tentez-vous de résoudre à l’aide du calorimètre?
Pour trouver des solutions et des stratégies d’adaptation à la chaleur qui atténueront les effets du stress thermique sur la main-d’œuvre et la population générale, nous devons définir précisément le niveau nuisible à la santé et au bien-être. Cela passe notamment par la création de technologies de pointe permettant de gérer et surveiller les contraintes thermiques.
Ainsi, il faut d’abord et avant tout déterminer le seuil de tolérance individuel, c’est-à-dire la surcharge thermique causée par l’environnement et l’exercice qui diminue la capacité physiologique du corps à évacuer la chaleur. Les effets de la surcharge thermique sont différents d’une personne à l’autre et varient selon le sexe, l’âge, la race, la présence de maladies chroniques, le niveau d’hydratation, la forme physique et l’acclimatation, ainsi qu’en fonction d’autres facteurs que les individus peuvent difficilement contrôler, comme la durée d’exposition à la chaleur.
Le calorimètre à air constitue l’unique méthode de référence mesurant avec précision la chaleur dissipée par le corps. Il nous permettra donc de calculer la perte de chaleur totale du corps. Les données calorimétriques ultra-précises guideront l’élaboration d’une norme internationale qui nous permettra de savoir quand appliquer les mesures de protection thermique. Elles serviront aussi à déterminer les seuils d’exposition, à cerner les environnements potentiellement à risque et à définir des exigences adaptées aux différents segments de la main-d’œuvre.
Il sera possible de personnaliser les solutions en les mettant à l’essai auprès de différents groupes démographiques (habitants de grandes zones urbaines, communautés autochtones, localités nordiques isolées) et sectoriels (industrie minière, services d’électricité, construction, agriculture).
À quoi pourraient ressembler ces solutions?
Lorsque notre laboratoire aura circonscrit les conditions à haut risque pour les différents groupes, les données obtenues orienteront les politiques et les lignes directrices sur la protection thermique afin de protéger la santé de la population canadienne.
Nos recherches pourraient aiguiller les stratégies à court terme, comme la mise en place de systèmes d’avertissement de chaleur, de plans d’intervention d’urgence, d’alertes de chaleur et de normes maximales pour la température intérieure. À plus long terme, elles pourraient aussi orienter les lignes directrices établir des stratégies d’adaptation à la chaleur, en plus d’inspirer des normes et des procédures de protection thermique respectueuses des cultures et de l’environnement adaptées aux différents segments de la population.
Grâce à nos données, nous pourrions aménager des stratégies concrètes et économiquement viables pour protéger les travailleurs, particulièrement les plus vulnérables n’ayant pas, jusqu’à présent, fait l’objet d’études suffisamment importantes pour tirer des conclusions et des recommandations probantes. Notre programme étudie les exigences liées au travail et les environnements à haut risque qui mettent en péril la santé et la sécurité de différents groupes qui composent la main-d’œuvre pour déterminer les limites d’exposition à la chaleur et renforcer leur résilience.
Notre calorimètre permettra également de définir les besoins en refroidissement de l’air dans certains environnements précis, en fonction des gens qui y travaillent. La ventilation représente le poste de dépenses d’exploitation des entreprises le plus coûteux après la main-d’œuvre. Or, lorsqu’il fait très chaud, il faut refroidir d’importants volumes d’air pour assurer la sécurité des travailleurs. À cause de la hausse des températures, ainsi que de l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des épisodes de chaleur extrême, la ventilation pourrait donc devenir un facteur déterminant de la profitabilité et de la viabilité de nombreux secteurs économiques canadiens nécessitant une climatisation massive, notamment l’industrie minière, le secteur manufacturier et les centrales électriques. Les données recueillies aideront l’industrie à fixer des normes de climatisation rentables pour protéger la santé et la sécurité du personnel et limiter le plus possible les entraves à la productivité.
Nos travaux généreront aussi de nouvelles possibilités de commercialisation, ainsi que la création de technologies de nouvelle génération comme les systèmes de monitorage physiologique de la contrainte thermique, en plus de stimuler l’innovation dans le domaine des vêtements intelligents, des systèmes de refroidissement personnel et des maisons dotées de systèmes intelligents de gestion de la chaleur.
Enfin, nos recherches guideront la refonte des codes du bâtiment pour réduire le risque de surchauffe dans les habitations, particulièrement dans les endroits hébergeant des personnes vulnérables, et pour bâtir des communautés qui sauront s’acclimater à la chaleur.