Les sciences humaines, l’anglais et les mathématiques pour lutter contre les inégalités

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Lorsque les jeunes constatent les énormes disparités qui existent entre les personnes au sein de la société et dans les possibilités qui s’offrent à elles, leur frustration se transforme en un enjeu fondamental avec lequel les institutions démocratiques doivent composer.

Lorsque les jeunes constatent les énormes disparités qui existent entre les personnes au sein de la société et dans les possibilités qui s’offrent à elles, leur frustration se transforme en un enjeu fondamental avec lequel les institutions démocratiques doivent composer.

En effet, si les jeunes ne trouvent pas comment faire partie de ces institutions de manière à régler ces problèmes, ils vont simplement s’investir ailleurs. Les structures de gouvernance pourraient ainsi être reléguées à l’oubli dans le domaine public et, en l’absence de surveillance, évoluer dans des directions imprévues, voire dangereuses. C’est de cette manière que l’Allemagne, à une autre époque, a élu démocratiquement un gouvernement nazi qui s’est révélé l’un des gouvernements les plus répressifs et destructeurs de tous les temps.

Certes, cette tragédie appartient à un autre siècle, mais ses conséquences sont encore bien réelles pour Joel Westheimer, professeur à la Faculté d’éducation. Son livre, paru en 2015 et intitulé What Kind of Citizen?, commence par une photo de lui-même et de sa mère, se tenant sur le même quai de gare à Francfort où, en 1938, cette dernière est montée dans un train qui lui a permis de trouver refuge en Suisse. Elle est la seule de sa famille à avoir survécu à la guerre qui a suivi. Même s’il s’agit d’un drame personnel, l’auteur estime qu’il représente un échec persistant de la démocratie qui nous rappelle constamment que la perception d’inégalité peut miner un système censé offrir à tous le même statut aux yeux de la loi et du gouvernement.

Joel Westheimer a passé beaucoup de temps au cours de sa carrière universitaire à étudier le rôle que joue l’éducation dans le succès d’un gouvernement démocratique. Les dirigeants de la révolution américaine ont reconnu le bien-fondé de ce concept et ont attribué le succès de leur révolution au fait que les citoyens possédaient les connaissances nécessaires pour gérer leurs propres affaires.

« Le travail de l’école n’est pas de dicter aux enfants une manière de penser, mais plutôt de leur enseigner qu’ils ont la responsabilité de participer à la société et de se renseigner sur les enjeux de manière à prendre des décisions pour améliorer leur sort et celui d’autres personnes », explique-t-il.

La responsabilisation devient encore plus importante, ajoute-t-il, quand on se trouve face aux inégalités de la société.

« Les enfants doivent pouvoir comprendre ce qu’est la controverse pour être en mesure de prendre en compte les nombreuses perspectives qui composent un seul et même enjeu », continue Joel Westheimer. « Ils doivent également réaliser que des adultes intelligents, bien intentionnés et bienveillants peuvent avoir des opinions différentes sur des questions ayant une importance sociale considérable et, par-dessus tout, savoir que le désaccord a quelque chose de positif. »

Le sujet lui a semblé d’une importance suffisante pour justifier la mise en œuvre d’une vaste étude, qui est devenue The Inequality Project (Le projet inégalité). Il a démarré cette initiative en 2013 en collaboration avec John Rogers, qui dirige l’Institute for Democracy, Education, and Access à l’Université de Californie à Los Angeles. Depuis, ils ont examiné ensemble les programmes de formation de toutes les provinces canadiennes et de tous les États américains, ont examiné le travail de quelque 5 000 enseignants et en ont par la suite interviewé plusieurs centaines d’autres. Récemment, ils ont également commencé à examiner les méthodes d’éducation utilisées au Mexique, où l’éducation publique progresse rapidement. Dans chacun des cas, les chercheurs se sont concentrés sur l’enseignement dans les domaines des sciences humaines, de l’anglais et des mathématiques, cherchant à savoir comment sont abordées, le cas échéant, les nombreuses différentes facettes de l’inégalité dans les salles de classe nord-américaines.

« Ce qui nous a réellement surpris, c’est l’importance accordée à l’enseignement de l’inégalité économique », observe Joel Westheimer. « Bien qu’elle rivalise avec d’autres problèmes de taille, l’inégalité économique revêt une telle importance que nous avons ressenti l’obligation d’examiner de plus près cette tendance actuelle et de faire une analyse contemporaine de la manière dont les enseignants abordent ce sujet en classe. Nous avons aussi voulu comprendre ce que nous faisons bien et ce que nous faisons moins bien. »

Leur analyse a révélé bien d’autres surprises, comme le rôle important du niveau d’engagement civique d’un professeur, par opposition à son orientation politique particulière.

« Cela ne contredit pas pour autant la distinction évidente qui existe entre les perspectives libérale et conservatrice », reconnaît-il. « Toutefois, l’appartenance idéologique d’un enseignant n’influe pas sur l’importance qu’il accorde à la discussion sur l’inégalité économique en classe. »

 

Et bien qu’il semble tout naturel de parler de ces sujets dans une classe d’anglais, où les élèves sont peut-être en train de lire un livre qui parle de divers thèmes liés à l’inégalité, Joel Westheimer insiste sur le fait que même le contenu mathématique le plus technique, aussi abstrait soit-il, peut se prêter à des discussions et à des débats similaires. II mentionne l’incidence continuelle d’initiatives comme le Algebra Project, une campagne de littératie en mathématiques lancée au début des années 1980 par le militant des droits de la personne américain et professeur de mathématiques Robert Moses, dont le but était de renverser les inégalités sociales et économiques, et qui offrait aux étudiants la possibilité d’acquérir les compétences en numératie nécessaires pour améliorer leurs perspectives d’études et de carrière.

 

« Les gens veulent connaître la pertinence sociale de ce qu’ils apprennent », affirme Joel Westheimer. « Il n’est pas nécessaire que tout ce qu’ils apprennent soit socialement pertinent, mais globalement, ils veulent que leur apprentissage soit socialement significatif. Nous avons constaté qu’un grand nombre d’enseignants sont soucieux de la pertinence sociale de leur travail, et ce, dans les trois domaines de l’enseignement analysés, soit l’anglais, les sciences humaines et les mathématiques. »

 

Fort de cette information, le chercheur se dit optimiste quant à l’avenir de l’éducation relativement à la démocratie. Il affirme que l’enthousiasme que démontrent ces enseignants se reflète dans les politiques de nombre de gouvernements partout dans le monde, gouvernements qui sont prêts à renforcer leurs propres institutions démocratiques. Malgré cela, il ne peut s’empêcher de lancer un avertissement de prudence concernant les conséquences d’autres tendances en éducation.

 

« Même s’il y a un grand nombre d’enseignants qui accomplissent une excellente tâche sur ce front, l’école demeure beaucoup trop centrée sur l’acquisition de compétences technocratiques et sur la formation professionnelle, plutôt que sur la préparation des enfants à la vie dans une société démocratique », conclut M. Westheimer. « Les conclusions de nos recherches sont incompatibles avec la perspective à courte vue actuelle de normalisation et d’évaluation dans les écoles. »

Plus particulièrement, ces conclusions révèlent que, dans beaucoup trop de pays, les programmes d’enseignement ne proposent rien de plus qu’un survol superficiel et ennuyeux du rôle des citoyens et de leur gouvernement. Il qualifie le résultat « d’aliénation par civisme », une expérience dénuée de toute affinité avec des enjeux réels auxquels les jeunes pourraient devoir faire face – d’une telle ampleur que, sans le dévouement d’un enseignant qui instillerait un peu de curiosité à l’égard de ce sujet, l’intérêt qu’y porteraient les étudiants n’irait qu’en diminuant. Ce résultat est de moins en moins souhaitable dans le contexte d’un bouleversement social, économique et technologique.

« Les gens disent ressentir de plus en plus une certaine aliénation et une absence de vision dans leur vie, et ils associent nombre de problèmes aux médias sociaux », mentionne M. Westheimer. « Ils veulent s’engager dans du travail collectif et significatif et c’est exactement ce que nous avons contemplé dans le cadre de notre étude : la possibilité qu’ont les enseignants de créer ce qu’on appelle des occasions d’apprentissage civique, qui offrent aux enfants une expérience de travail collectif dans un secteur où cela compte. Les gens demandent et redemandent d’avoir accès à de telles possibilités. »