Depuis 20 ans, ce paradoxe est au cœur de la recherche de Mark Hecht, professeur de droit à l’Université d’Ottawa. Il sait que l’exploitation des enfants à des fins commerciales (EEFC) inflige aux survivantes et survivants des blessures corporelles et des traumatismes émotionnels, alors que les coupables de ces crimes profitent de failles juridiques pour se jouer du système judiciaire.
« Nous avons consacré tellement d’énergie à responsabiliser les gouvernements que nous avons raté la cible, regrette le professeur Hecht. Nous aurions dû nous concentrer sur le secteur privé. »
Il propose donc un nouveau cadre international de responsabilisation des entreprises.
L’inefficacité des lois à protéger les enfants
Les lois sur les droits de la personne ne sont pas si puissantes qu’on le pense : elles s’appliquent généralement aux acteurs étatiques, mais pas aux entreprises. Certaines exploitent cette faille pour pratiquer ou faciliter l’EEFC, le plus souvent en toute impunité.
Dès qu’un gouvernement réussit à démanteler une entreprise coupable de ces crimes sur son territoire, une autre voit le jour ailleurs. C’est un cercle vicieux dans lequel les entreprises sont souvent protégées par l’absence de coercition internationale.
Le silence et la complicité du secteur privé
Le professeur Hecht affirme que les réseaux criminels opèrent dans des secteurs où les enfants sont plus susceptibles d’être isolés, comme les transports et le tourisme, les loisirs et les jeux en ligne. Les sociétés de cartes de crédit et de paiement en ligne se rendent complices de ces abus en traitant des transactions sans trop poser des questions.
Et il y a le silence. Les chaînes hôtelières internationales se sont toujours abstenues de dénoncer publiquement le trafic de personnes et le tourisme sexuel, même si elles n’y ont jamais participé, par crainte de salir leur nom ou de s’effondrer en bourse. Les taxis, les propriétaires de bars et les guides qui vivent du tourisme se taisent pour préserver leur gagne-pain, voire leur propre sécurité.
Les nouveaux dangers de l’IA générative
L’IA générative fait peser une nouvelle menace. On peut facilement créer de toutes pièces des images d’enfants grâce aux outils permettant de dénuder les corps, de cloner les voix ou de rajeunir l’apparence, sans qu’aucun enfant réel ne soit impliqué.
Ces nouveaux outils soulèvent des questions quant au préjudice, à la responsabilité et à l’encadrement juridique de l’IA, qu’on ne se posait pas il y a quelques années.
« Aujourd’hui, c’est l’anarchie totale, déplore le professeur Hecht. Il n’existe aucune loi ni aucun garde-fou pour encadrer cette technologie. Les sociétés qui créent l’IA travaillent à la vitesse de l’éclair et ne se posent aucune question sur la sécurité des enfants. » Pour y remédier, son équipe a commencé à élaborer un vocabulaire juridique sur l’EEFC à l’ère de l’IA.
Des signes de progrès, mais trop fragmentés
Malgré les difficultés, certaines entreprises ont pris des mesures. De nombreuses chaînes hôtelières forment leur personnel à détecter les signes de maltraitance potentielle et à intervenir discrètement. Des gestionnaires établissent des politiques de tolérance zéro envers les sociétés de taxi pour les décourager de faciliter l’exploitation sexuelle d’enfants.
La chaîne hôtelière française Accor a fait de son programme WATCH (pour We Act Together for CHildren) un élément central de son programme de responsabilité sociale d’entreprise. En 2022, VISA s’est retirée de MindGeek (devenu aujourd’hui Aylo Holdings, propriétaire du site pour adultes PornHub), qui était accusé d’héberger des vidéos sexuellement explicites de personnes mineures. Et en juin 2025, le Parlement européen a aboli le délai de prescription pour les abus sexuels sur des enfants, un grand pas en avant pour les survivantes et survivants.
Mais le professeur Hecht précise que ces initiatives restent fragmentées et n’auront que des effets minimes et de courte durée si rien n’est fait à l’échelle du droit international. « Nous savons que le problème est mondial, insiste-t-il. Nous devons trouver une solution internationale pour responsabiliser le secteur privé. »

« Nous savons que le problème est mondial. Nous devons trouver une solution internationale pour responsabiliser le secteur privé. »
Mark Hecht
— Professeur de droit à l'Université d'Ottawa, auteur
Un appel pressant à l’action collective
Le professeur Hecht exhorte à l’établissement d’un nouveau protocole sous l’égide de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies qui obligerait les multinationales à observer les mêmes lois que les États.
Cette mesure habiliterait les pouvoirs publics à poursuivre les criminels et fournirait un cadre d’action collective pour les coalitions.
Le professeur Hecht sait bien qu’il n’existe pas de solution miracle pour éradiquer l’EEFC. Mais il sait ce dont le monde a besoin pour lutter efficacement et durablement contre ces crimes.
Il insiste également sur la responsabilité de l’entourage des enfants : les parents, les proches et les enseignantes et enseignants ont le devoir de les protéger et d’être à leur écoute. De plus, les citoyennes et citoyens peuvent soutenir des entreprises comme Accor qui luttent ouvertement et en toute transparence contre l’EEFC.
« Tout le monde a son rôle à jouer », résume le professeur Hecht.
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